LA REVUE de la Villa Méditerranée n°2
Octobre 2014
Christopher Yggdre
WARM : WAR ART RESEARCH MEMORY
Des correspondants de guerre, prenant conscience que l’instantanéité de la diffusion de l’information nuisait souvent à la vérité, ont été amenés à vouloir aussi tirer parti des nouveaux modes de communication pour analyser les conflits, en créant une structure originale vouée à la fois à l’intégralité et à l’intégrité de la connaissance. Genèse…
Le XXe siècle a modifié de manière définitive le visage de la guerre. Pour saisir l’importance de ces mutations, il faut dans un même mouvement prendre la mesure du caractère permanent de la guerre dans l’histoire de l’humanité et des transformations radicales qu’elle connaît depuis plus d’un siècle. Depuis la seconde guerre mondiale, les plus notables de ces changements sont l’implication directe des populations civiles dans les guerres, mais encore également les massacres et crimes de masse, et enfin les conséquences planétaires induites par le moindre conflit, le plus localisé soit-il. De nouvelles situations engendrent de nouveaux modes de partage et de création des connaissances. C’est à ce titre que j’aime considérer la fondation Warm (acronyme de War Art Research Memory) comme un laboratoire qui nous permettra de saisir, dans un même mouvement et une même inspiration, à travers la rencontre des histoires singulières et des savoirs particuliers, la nature des guerres et des conflits contemporains qui agitent la planète. L’émergence de Warm coïncide avec l’extension spectaculaire des nouveaux moyens d’information et leurs usages répétés et variés dans le développement même des conflits. Mais ces nouveaux moyens ouvrent également de nouveaux possibles dans la constitution raisonnée des archives, leur diffusion, leur mise en relation.
Toujours dans une perspective historique, une figure essentielle a émergé et s’est imposée tout au long du XXe siècle, celle du correspondant de guerre, qu’il soit journaliste, photographe ou cinéaste comme témoin clé et narrateur, de même, les représentations par l’art de la guerre ont pris de toutes autres dimensions que celles, par exemple, de la représentation des batailles que nous connaissons depuis l’aube de l’humanité. Un domaine d’exploration passionnant s’ouvre dès lors que se croisent le reporter, l’artiste et le chercheur, mais aussi tous ceux qui font de la mémoire d’une guerre, d’un conflit, un combat contre l’oubli.
METTRE EN COMMUN LES HISTOIRES PARTICULIÈRES
En ouverture de son livre Mémoires des esclavages qui dresse les attendus et les raisons d’être d’un Centre pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions, l’écrivain, poète et philosophe, Édouard Glissant écrit : « Nous vivons le monde avec désormais l’envie et l’intuition d’un savoir nouveau, celui de la connivence irruée de tant d’histoires collectives, toutes particulières, un si long temps enfermées dans les certitudes de leurs géographies, et dont les plus hardies et les plus agressives, leurs tenants s’étant acharnés à conquérir et à dominer la plupart de notre planète, n’ont pour autant pas conduit à développer cette passion de la rencontre, cette complicité des rapports, qui aujourd’hui nous sollicitent, nous paraissent évidentes. »
Ce désir et cette intuition d’un savoir nouveau qui se constituent du partage et de la rencontre sont sans doute pour une bonne part dans les raisons d’être de la fondation Warm. Celle-ci a pour premier objectif de créer à Sarajevo, d’ici deux à quatre ans, un Centre des mémoires de toutes les guerres et conflits contemporains en croisant les regards, les témoignages, les récits, les représentations, les archives, les travaux de reporters, d’historiens et chercheurs, d’artistes, ou encore d’activistes, et en s’affranchissant de tout lien de subordination aux États et aux gouvernements. Il y a là une ambition inédite dont la réalisation mérite d’être suivie de près tant les enjeux sont sensibles et déterminants pour la compréhension présente et à venir de ces guerres et conflits qui transforment à jamais des régions entières du monde. Warm a pour second objectif de soutenir et d’accompagner toute initiative qui concourt à l’élaboration d’un récit “intègre” des guerres et des conflits récents et présents, qu’ils se situent en Syrie, en Centrafrique, au Mexique, en Afghanistan, et partout ailleurs.
L’acte de naissance de l’idée de Warm se situe à Sarajevo en avril 2012. Pour la première fois depuis la fin de la guerre en Bosnie-Herzégovine, vingt ans après, plusieurs centaines de journalistes du monde entier qui avaient couvert le conflit se retrouvaient à Sarajevo. Un tel rassemblement était déjà en soi un événement inédit et sans précédent dans l’histoire du journalisme. Jamais auparavant, des reporters en tel nombre n’étaient revenus sur le lieu d’un conflit pour s’y retrouver. Rémy Ourdan, reporter au journal Le Monde, était l’un des organisateurs de cette rencontre. Il est l’une des âmes de Warm et travaille actuellement à ses premiers développements. Pour reprendre ses termes, «Warm est une fondation mondiale dont le cœur est à Sarajevo». Il n’y a rien d’anodin à ce que cette idée ait vu le jour à Sarajevo qui a été le théâtre d’un siège de 1 395 jours et a fait 11 541 victimes, hommes, femmes, enfants. J’aime à voir dans cette implantation du projet à Sarajevo une réponse d’une grande dignité à la barbarie et à la cruauté de ce siège mais aussi le maintien d’un état d’esprit qui caractérise Sarajevo comme l’une de ces villes où il est possible de vivre ensemble dans la diversité des appartenances et des origines. N’oublions pas non plus que Sarajevo a été le théâtre de l’acte fondateur de la première guerre mondiale, avec l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand et son épouse par Gavrilo Princip, un jeune étudiant serbe de Bosnie-Herzégovine.
UNE MEILLEURE COMPRÉHENSION DES RÉALITÉS INTIMES
Un an après ce rassemblement, en avril 2013, la fondation Warm était officiellement lancée, immédiatement forte de plus de deux cents membres de toutes vocations et métiers, mais qui ont pour point commun de travailler sur les guerres et les conflits. Warm affiche la profession de foi suivante « to tell the story with excellence and integrity ». La simplicité apparente de celle-ci renvoie à une haute exigence intellectuelle et morale. Cet appel à l’excellence et l’intégrité ne va pas de soi à l’heure où les conflits se nourrissent en permanence de régimes multiples et contradictoires de propagandes, où le caractère immédiat de la diffusion de l’information se fait trop souvent au détriment de la vérité.
Le projet de Centre des mémoires des guerres et des conflits se définit avant tout comme un lieu dépositaire d’archives aux statuts multiples. Tous les documents pourront y trouver leur place, textes, sons, images, qu’ils proviennent des travaux de reporters, d’artistes, d’historiens ou des protagonistes des conflits eux-mêmes. Warm est un sujet étrange et curieux par le mélange des approches, des matières, des études, des disciplines, et par sa vocation mondiale. Le caractère inédit de la démarche se situe tout à la fois dans cette volonté de rencontre et de partage entre le temps du reportage, le temps de l’enquête, le temps de l’histoire, le temps de la mémoire, le temps de la fiction et de l’imaginaire, et dans la promesse d’un lieu où toutes les paroles, les récits, les témoignages, les recherches, pourront se manifester dans leur singularité irréductible mais dans un même mouvement. Nous pourrions citer à l’envi la multitude des lieux, musées, mémoriaux, universités, centres de recherches et d’archives traversés par des savoirs et des connaissances spécifiques à tel ou tel conflit ou guerre, mais aucun qui s’attacherait à les lier entre eux comme l’envisagent les fondateurs de Warm. Un autre aspect fondamental du projet mérite d’être souligné. Il est un lieu qui pourra permettre des rencontres et des travaux communs entre ceux qui ont été ou sont opposés dans un conflit. Pour reprendre à nouveau les termes de Rémy Ourdan, « un Hutu et un Tutsi, un Israélien et un Palestinien, un Russe et un Tchétchène pourront travailler ensemble » au-delà des murs, des frontières, des interdits qui se dressent entre eux dans la géographie réelle ou symbolique de leurs lieux respectifs. Si Warm ne se définit pas comme un lieu de la réconciliation mais essentiellement comme un lieu où se travaille la vérité d’un conflit à travers toutes les formes de récit, son existence même peut contribuer à des réconci- liations trop souvent empêchées.
Il est toujours passionnant d’assister à la naissance, l’enfance, l’adolescence d’une idée, d’un projet, surtout quand ceux-ci ouvrent des possibles nouveaux et abolissent de vieilles et stériles oppositions. Dans le cas de Warm, le simple fait d’envisager que les récits des humanités peuvent avoir aujourd’hui une saveur et un retentissement nouveau s’ils se conjuguent dans la diversité des approches est en soi une occasion inespérée de faire progresser la connaissance.
J’aimerais également souligner un point qui m’interpelle de manière plus directe et qui concerne plus particulièrement l’art et certaines de ses créations récentes. Nous pouvons nous attacher à repérer dans la multitude des expressions artistiques qui se manifestent au monde une même communauté d’imaginaires qui s’attache à interroger les mémoires particulières et collective, l’archive familiale et officielle comme moyen de connaissance de soi et de l’histoire. Warm peut sans aucun doute éclairer ce mouvement diffus en accueillant et en mettant en relation ces expressions et ces œuvres.
La cartographie des guerres et des conflits actuels est si changeante qu’elle nous rappelle constamment à quel point nous vivons dans l’incertain. Que savons-nous réellement des nouvelles guerres qui ont éclaté en 2013, au Mali, en Centrafrique, au Sud-Soudan, que savons-nous réellement de ces guerres et conflits qui se prolongent, en Syrie, en Afghanistan, au Mexique ? Un projet comme Warm ne contribuera pas à diminuer le caractère imprédictible et incertain des événements mais il peut les éclairer de telle manière que nous saurons mieux les appréhender et les comprendre dans toute leur épaisseur et complexité. L’historien John Keegan, dans son essai historique, Anatomie de la bataille, avance que le devoir de l’historien n’est pas seulement de permettre une meilleure connaissance mais une meilleure compréhension, et qu’à ce titre, l’historien doit nécessairement s’intéresser aux réalités intimes. Le mélange des récits, intimes et collectifs, le mélange des archives, personnelles et collectives, le mélange des mémoires, induit par Warm, est exactement à cet endroit-là.
PRÉCIEUSES ARCHIVES
Parmi les premiers projets soutenus par Warm, au titre de ces initiatives qui concourent à un récit « excellent et intègre », j’aimerais en citer deux qui ont, à mes yeux, une grande importance. Le premier est celui du Visual Memory Center of Ahmad Shah Massoud qui préserve plus de 4 000 heures d’enregistrements filmés par les troupes du commandant Massoud pendant les trente années de conflits. Il y a là une archive précieuse qui participe de l’histoire contemporaine de l’Afghanistan mais évidemment et également du monde. Le cinéaste et cameraman Yussuf Janessar, proche du commandant Massoud, travaille à la préservation de ces documents, par leur numérisation, leur indexation, pour rendre accessible à la communauté des journalistes, chercheurs, historiens, cette somme précieuse. Nous pouvons aisément deviner les difficultés, d’ordre pratique, économique, mais aussi politique, liées à ce chantier. Le soutien de Warm et de sa communauté de membres à travers le monde, au-delà de son évidence, peut s’avérer décisif pour sauvegar- der cette mémoire exceptionnelle.
Le second projet est celui du collectif syrien de cinéastes Abounaddara, littéralement « L’homme à la lunette », référence explicite à l’Homme à la caméra de Dziga Vertov. Depuis le début du conflit syrien en 2011, les cinéastes syriens d’Abounaddara produisent et diffusent, de manière anonyme, un film court par semaine, jeté telle une bouteille à la mer à travers la Toile. Créations, entretiens, manifestes, ces films courts sont de toute nature et de tout format mais mis ensemble ils constituent la chronique par les citoyens eux-mêmes de la révolution de la résistance en Syrie. Ce récit collectif par le cinéma nous donne à voir des pans entiers de la tragédie syrienne qui sont ignorés par le traitement médiatique.
Warm ne se développera qu’à la faveur de nombreux soutiens qui pourront contribuer à son indépendance. Actuellement, Warm a développé un premier site Internet, constitué son premier réseau mondial de membres, et organisé son premier festival en juin 2014 à Sarajevo, marqué par la venue d’une délégation de rebelles libyens et par la présence du collectif de cinéastes syriens Abounaddara en une année hautement symbolique de centenaire de la première guerre mondiale.